VOL. 6 | HIVER 2006

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Table des matières

Premier dossier: Cinéma québécois

Le piège d’Issoudun ou le piège de la monotonie québécoise
ANTOINE CANTIN-BRAULT

Le Québec moderne : un portrait en quatre tableaux
CAROLINE L. MINEAU

Second dossier: Démocratie

La démocratie libérale : un projet politique égaré entre économisme et indifférence
PASCALE CORNUT ST-PIERRE

Critique semi-formelle de Théorie de la justice de Rawls
NICOLAS FILLION

La démocratie à l’ère de la mondialisation
SÉBASTIEN MALETTE

Démocratie et consensus: le cas igbo
UCHENNA OSIGWE

Commentaires

Dieu existe-t-il ? Le problème de l’existence de Dieu dans la perspective de la différence ontologique
FRANÇOIS CHASSÉ

Amitié, amour et fragilité : essai d’un cynisme nouveau
MATHIEU GAUVIN

La question de la question : en réponse à Lyotard
JEAN-SÉBASTIEN HARDY

La crise de l’éducation et la philosophie au cégep
MATHIEU LAVOIE

Économisme et personnalisme: la sociologie de Marx, Hayek et Jean-Paul II
DANNY ROUSSEL

Répliques

Épistémologie et sociologie de la connaissance
NICOLAS FILLION


Cinéma québécois

Les deux articles du dossier qui suit ont été écrits dans l’intention de répondre à la question suivante :Quel portrait de notre époque se dessine à travers l’art québécois ? Le lecteur remarquera rapidement que ceux-ci ont abordé la question par l’intermédiaire du cinéma québécois. À l’image de l’ensemble des Québécois, qui s’intéressent plus que jamais à leur cinéma, il semble que ce soit dans le septième art que nos auteurs aient trouvé le plus de matière pour réfléchir sur eux-mêmes et leurs contemporains.

Dans Le piège d’Issoudun ou le piège de la monotonie québécoise, ANTOINE CANTIN-BRAULT réfléchit à partir du film Le piège d’Issoudun, de Micheline Lanctôt. Comme le montre l’auteur, ce film nous plonge dans la vie moderne, et plus particulièrement dans la vie d’une femme qui, ayant refusé de fonder sa vie de femme sur le rôle traditionnel de mère, n’est pourtant pas arrivée à l’enraciner dans un autre rôle qui puisse la satisfaire, qui puisse lui permettre d’échapper à la monotonie de la vie de banlieue. Monotonie de laquelle il lui semble impossible de s’affranchir, comme si la vie moderne, malgré son caractère dynamique et effréné, n’était qu’une éternelle autoroute 20 perdue dans la grisaille de l’automne. Ce film nous présente un portrait de la femme québécoise qui, déracinée de son rôle traditionnel de mère, n’est pas encore arrivé à se redéfinir, à s’enraciner dans un nouveau sol.

Dans Le Québec moderne: un portrait en quatre tableaux, CAROLINE L. MINEAU s’intéresse à quatre films récents (Québec-MontréalUn crabe dans la têteLa turbulence des fluidesLes invasions barbares) qui, chacun à leur façon, mettent en scène la perte des repères à laquelle la génération X est confrontée, et l’effort mis en œuvre pour la surmonter. L’auteur explore ainsi la question du rapport à l’idéal, du rapport à l’autre, du rapport aux éléments et du rapport à l’histoire, qui, si l’on en croit le portrait du Québec esquissé par son cinéma, sont quatre voies qu’empruntent les jeunes Québécois pour se situer dans l’horizon de la modernité.

Les films abordés par nos auteurs tracent le portrait d’un Québec qui, plus que jamais, fait face à la question du sens de la vie et est en quête (ou en reconquête) de repères moraux. Ces films nous mettent devant le défi colossal que représente la prise en charge de cette question dans un monde désenchanté.

FRANÇOIS CHASSÉ

Démocratie

La plupart des civilisations ont connu maintes formes de sociétés et d’États dans le cours de leur histoire. De décentralisées et parcellaires, les multiples sociétés humaines se sont étendues, peuplées davantage et cultivées. Évidemment, une telle croissance tous azimuts a posé de nouveaux problèmes organisationnels, pour lesquels plusieurs types de solutions ont été proposées. Certains peuples ont cédé (volontairement ou non) le pouvoir politique aux mains des instances religieuses, d’autres aux mains des instances militaires ; d’autres enfin, se sont dotées d’une caste d’hommes politiques indépendants. C’est en adoptant cette troisième voie que les Grecs de l’époque classique formèrent ce que les historiens nomment avec fébrilité « la première démocratie ». Cette grande réalisation, qui avait à sa tête Périclès, a donné un essor à la Grèce, essor qui lui permit d’atteindre les plus hauts sommets dans tous les domaines : philosophique, scientifique, spirituel, artistique, social, politique, commercial, technique, militaire, etc. Mais la plus grande réalisation de cette démocratie de l’âge d’or est peut-être le fait qu’elle soit demeurée imprimée dans l’imaginaire des intellectuels occidentaux comme un modèle à suivre pendant vingt-cinq siècles.

Malgré la prégnance de la démocratie antique sur l’imaginaire politique, on vit ressurgir d’anciennes formes de régimes politiques et de nouvelles apparaître : la république impériale, le système féodal, l’État religieux, la dictature militaire, la confédération de principautés et, plus récemment, la démocratie libérale, le fascisme, le communisme, la social-démocratie, etc. Cependant, le monde occidental a vu, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, un régime politique devenir peu à peu hégémonique : il s’agit de la démocratie. Plus que jamais aujourd’hui, les discours justificateurs de cette démocratie se veulent universalistes. D’autre part, quand on considère les nombreuses frappes militaires de certaines de ces démocraties occidentales accomplies « au nom de la liberté et de la démocratie », plusieurs d’entre nous se posent des questions quant au bien-fondé de celle-ci. Est-elle vraiment indissociablement liée avec l’émancipation des hommes ? Si oui, à quel point, et pour qui ? Quelles en sont la portée et les limites ? Ou encore, comme jadis Marx croyait l’avoir vu, est-elle d’abord un système organisé d’exploitation non-violente des pauvres par les riches ? Car s’incarnant en État de droit, cette démocratie ne vise-t-elle pas avant tout à défendre les possédants contre les dépossédés ? Et advenant qu’il en soit ainsi, est-il possible, comme le suggèrent les néolibéraux, que ceci soit finalement à l’avantage de tous ? En ce début de vingtième siècle, même les apologistes de la démocratie se voient forcés d’admettre que celle-ci engendre des inégalités sociales. Sur la base de ce constat, l’État doit-il laisser les choses aller d’elles-mêmes, sous prétexte que toute intervention ne ferait qu’empirer la situation, ou doit-il intervenir pour pallier à ces inégalités, afin de redistribuer également les avantages que peuvent amener le régime démocratique ? Et enfin, une autre question qui s’impose de plus en plus : la démocratie n’est-elle qu’une forme de moins en moins déguisée d’impérialisme économique et culturel qui s’affirme de plus en plus fortement ?

Comme on le voit, les questions sont nombreuses, et elles engendrent une myriade de ramifications. Pour ce numéro, la revue Phares demandait à ses lecteurs d’examiner l’une de ces ramifications : La démocratie est-elle possible et souhaitable pour tous les peuples ? Nous avons retenu quatre textes qui élaborent chacun un aspect de cette question.

Tout d’abord, PASCALE CORNUT ST-PIERRE veut jeter un regard critique sur la démocratie libérale. Elle met en relief le fait qu’aujourd’hui, le mot « démocratie » sert, comme elle l’exprime de façon cinglante, d’arme de légitimation massive. Ce constat l’amène à se demander d’où la démocratie libérale peut bien tenir un tel pouvoir justificateur ; et pour investiguer la question, elle examine les sources philosophico-historiques de celle-ci. Le premier mouvement idéologique qui aurait cristallisé ce pouvoir rhétorique serait à chercher chez Locke. Selon elle, la démocratie libérale est due à ce que Locke et ses épigones auraient centré toutes les questions de politique sur une notion économique : la propriété. Cette approche, caractérisée d’« économisme », présente selon l’auteure un grand danger : cette mise en dépendance de la politique par rapport à une économie qui lui serait antérieure a pour conséquence directe de déterminer des buts sociaux spécifiques (e.g. la croissance au lieu d’un art de vivre plus humaniste) dont la légitimité ne va pas de soi. Enfin, l’auteure note que cet économisme centré sur les pro-priétaires rationnels entraîne une société de sujets politiques indifférents, et qu’en ce sens, la démocratie libérale n’est un cadeau à offrir à aucun peuple.

Dans le second texte du dossier, NICOLAS FILLION aborde en guise de réponse une célèbre théorie sur la démocratie, soit la Théorie de la justice de J. Rawls. Cette théorie du régime démocratique libéral vise à construire une justification universelle dudit régime à l’aide d’un système conceptuel très élaboré. L’auteur analyse dans le détail la justification de Rawls pour finalement en arriver à recons­truire le schéma logique qui lui est sous-jacent. Entre autres, il met en lumière certains présupposés très lourds substantiellement, que Rawls n’a pourtant jamais avoués explicitement. De cette analyse, l’auteur montre que l’entreprise de Rawls, qui consiste à prouver que la démocratie libérale est universellement possible et désirable, est un échec complet, et il pointe vers le désaveu de la nature humaine implicite à la théorie de Rawls. Son diagnostic est que s’il s’avère un jour possible de justifier la désirabilité de la démocratie pour tous les peuples, ce ne sera certainement pas à l’aide d’arguments de type rawlsien.

Ensuite, SÉBATIEN MALETTE débute son texte en faisant plusieurs éclaircissements essentiels autour de l’usage du terme « démocratie » en théorie politique, pour ensuite traiter la question de notre dossier en lien avec la mondialisation. Il entend défendre la thèse selon laquelle la démocratie est possible et souhaitable pour tous les peuples parce qu’elle présente les meilleures ressources normatives pour faire face aux déséquilibres des rapports de force actuellement à l’œuvre au sein de la mondialisation. Il procède en faisant un survol historique des divers régimes politiques que l’on a pu nommer « démocratie ». Partant de la Grèce, il passe à l’apparition de la démocratie libérale, pour enfin terminer par l’avènement du communisme. De ce survol, il entend faire ressortir la base normative de la démocratie qui se présente comme une constante par-delà les spécificités de chacune des démocraties. C’est à l’aide de cette base normative qu’il analyse la question de la mondialisation, mentionnant ses bienfaits, mais soulevant aussi la menace de l’impérialisme qu’elle porte en elle. Selon l’auteur, c’est par une formalisation et une institutionnalisation politique dans un cadre démocratique que la mondialisation pourra s’accomplir sans sombrer dans l’impérialisme.

Enfin, UCHENNA OSIGWE développe l’idée suivant laquelle la démocratie est possible et souhaitable pour tous les peuples dans la mesure où elle est fondée sur le principe du consensus. Par contraste avec la démocratie libérale de type occidental, il étudie le cas du peuple igbo (Nigeria), dont la vie politique est fondée sur le principe du consensus. Il montre que la démocratie igbo est une démocratie substantielle, c’est-à-dire axée vers la recherche d’un consensus non seulement sur la forme, mais aussi sur le contenu. En illustrant la recherche de consensus au sein de la vie politique du peuple igbo, son analyse cherche à montrer les insuffisances de la démocratie libérale, avant tout formelle et « opératoire », où il n’y a pas recherche d’un véritable consensus substantiel. L’auteur soutient que la notion de consensus au cœur de la sagesse africaine permet de penser une forme de représentation politique participative, c’est-à-dire une forme de représentation démocratique où le poids de la majorité n’est pas le point de référence ultime.

NICOLAS FILLION
FRANÇOIS CHASSÉ