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Table des matières
Dossier: Éthique sociale et économique
Changements climatiques et coopération internationale : une conciliation difficile mais possible
BÉNÉDICTE COLLIGNON
La responsabilité sociale et environnementale de l’entreprise : Un concept régulateur complémentaire à l’État
RAPHAËL GAGNÉ COLOMBO
Le travail des enfants dans le monde : pour une régulation sur mesure
MARIE-NOËL PAQUIN
Comment gérer la santé publique ? Le « prudent insurance test » de Dworkin
CATHERINE RIOUX
Dossier: De la musique avant toute chose !
Pouvons-nous vivre sans musique ?
GABOR CSEPREGI
Pourquoi la musique nous affecte-t-elle tant ?
THOMAS DE KONINCK
De l’improvisation en musique et dans la vie
JEAN-FRANÇOIS DE RAYMOND
La conscience et l’appréhension de l’expérience musicale : pour une esthétique phénoménologique
GRÉGORIE DUPUIS-MCDONALD
La musique présentée comme folie philosophique dans le Phèdre de Platon
CHRISTIAN GAGNÉ
La notion de grande musique
VICTOR THIBAUDEAU
La « catharsis » dans la philosophie aristotélicienne
MAXIME VACHON
Commentaires
Froideur et subjectivité bourgeoise : sur la condition de possibilité d’Auschwitz dans la philosophie de Theodor W. Adorno
JEAN-PHILIPPE LAGACÉ
La classification cartésienne des passions
DAVID MEUNIER
L’infini dans la métaphysique et la mathématique leibniziennes
SÉBASTIEN POIRIER
L’explication de l’action : une défense de la théorie humienne
DAVID ROCHELEAU-HOULE
Éthique sociale et économique
Les textes présentés dans ce dossier sont tous issus du cours d’éthique sociale et économique offert à l’automne 2011 à la Faculté de philosophie de l’Université Laval.
Dans le cadre de ce cours, les étudiants devaient produire un travail sous forme d’article scientifique. Il s’agissait d’un exercice très exigeant, et de longue haleine. Ainsi, en vue de la rédaction de leur travail, chaque étudiant devait soumettre un projet de recherche, qui incluait une problématique générale, un plan détaillé du travail prévu et une bibliographie commentée des titres essentiels à la rédaction du travail. Ce n’était pas une mince tâche, mais les résultats furent à la hauteur, et nous avons pensé récompenser certains étudiants en leur offrant l’occasion de publier leur travail, révisé à l’aune de l’évaluation scrupuleuse de David Rocheleau-Houle, assistant dans ce cours.
Des six étudiants invités à soumettre leur texte, quatre ont accepté de le réviser pour publication. Mais la qualité des travaux soumis pour ce cours était telle que nous aurions aisément pu proposer la même chose à une dizaine d’étudiants, si ce n’était des contraintes d’espace imposées par la revue. Cela dit, si les quatre textes paraissent aujourd’hui dans ce dossier, l’invitation envoyée aux étudiants ne venait pas avec une garantie de publication. Leur texte devait respecter la forme d’un article scientifique, et les étudiants choisis devaient se plier au jeu de l’évaluation par les pairs. Il s’agissait d’un exercice très formateur pour des étudiants encore au premier cycle.
La problématique du travail était au choix de l’étudiant, à la seule condition qu’il s’agisse d’un travail en éthique économique et sociale, que nous pourrions définir comme le champ de la philosophie morale qui questionne les présupposés normatifs sur lesquels se fondent les systèmes, les institutions et les pratiques de la vie sociale et économique, mais qui cherche aussi à développer des critères visant à offrir une évaluation éthique ou morale de ces domaines.
L’objectif plus particulier du cours de cette année était d’introduire au champ de l’éthique économique, en interrogeant les modèles par lesquels il est possible d’aborder le rapport entre le marché et la morale, et en discutant les problématiques qui en découlent. Nous nous sommes ainsi intéressés pendant la session d’automne aux fondements normatifs de l’économie de marché et aux institutions qui la structurent, tels le marché, l’entreprise et l’État. Puis, nous nous sommes penchés sur les outils nécessaires à l’évaluation morale de l’économie de marché et sur différentes propositions de réforme de cette dernière, comme celle d’un capitalisme de solidarité, d’un revenu minimal garanti ou d’un socialisme de marché.
Dans l’optique de l’éthique économique, nous avons aussi discuté brièvement nombre de questions de grande actualité, dont certaines sont approfondies dans les articles de ce dossier. Nous pensons notamment à la question de la responsabilité sociale des entreprises, ou à des questions de justice plus générales qui soulèvent des questions économiques, comme celles de la santé publique, de l’éthique environnementale ou de la justice internationale.
Dans le premier texte du dossier, Bénédicte Collignon propose de penser les problématiques liées aux changements climatiques dans un contexte de coopération internationale. L’auteure se concentre d’abord sur la nature même du bien à protéger, l’atmosphère, qu’il est nécessaire de bien comprendre si l’on espère régler les problèmes liés à la coopération internationale concernant la régulation des émissions de gaz à effet de serre (GES). La gestion de l’atmosphère est très complexe, puisqu’elle est un bien commun international. En ce sens, les problèmes de coopération et les stratégies opportunistes de la part des acteurs concernés sont particulièrement criants.
L’auteure présente différentes solutions, à la fois politiques et économiques, pour inciter les acteurs à coopérer pour la gestion de l’atmosphère. En prenant la voie des permis d’émissions de GES, l’auteure favorise la régulation économique du problème de coopération. Toutefois, une question essentielle demeure, à laquelle l’auteure consacre une part importante de son article : celle de la procédure exacte à adopter pour allouer les permis d’émission aux différents acteurs. Après avoir présenté, discuté et critiqué quelques possibilités, l’auteure présente comme étant préférable la distribution des permis d’émission inspirée de la théorie de la justice de John Rawls. C’est ainsi qu’elle propose une solution au problème de coopération lié à la gestion de l’atmosphère.
Pour sa part, Raphaël Gagné-Colombo identifie, dans son article, que l’intervention de l’État auprès des entreprises laissera toujours un « vide régulatoire », car il est impossible pour l’État de réguler et réglementer tous les comportements. L’auteur présente la théorie de la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) comme étant une solution pertinente pour combler ce vide. L’objectif de l’auteur est de montrer comment la RSE complète la régulation des entreprises déjà entamée par l’État, qui demeure toujours incomplète. De cette façon, étant donné qu’il est impossible pour l’État de réguler toutes les sphères du marché et d’empêcher la totalité des comportements opportunistes des entreprises, de nouvelles solutions à la régulation étatique deviennent réellement pertinentes.
L’auteur, pour introduire la RSE, présente d’abord la théorie de l’actionnaire et celle des parties prenantes. Il présente ensuite la RSE comme un pont entre l’autorégulation et l’hétérorégulation. L’autorégulation peut être avantageuse pour une entreprise, qui peut ainsi adapter ses pratiques pour éviter, par exemple, d’avoir une mauvaise réputation publique. L’hétérorégulation est, pour sa part, une approche insuffisante selon l’auteur, étant donné qu’il semble impossible que l’État puisse empêcher tous les comportements opportunistes. La responsabilité sociale avancée par la RSE motive l’autorégulation, car agir de manière responsable peut représenter une plus-value intéressante pour toute entreprise. L’opinion publique constitue ainsi la force qui motive les entreprises à agir de manière responsable.
De son côté, Marie-Noël Paquin propose, dans le cadre de son article, une réflexion sur le travail des enfants dans le monde en prenant comme point de départ la question suivante : devons-nous favoriser une approche abolitionniste ou faire preuve d’un certain laxisme ? L’auteure défend une thèse originale à propos de cette question, s’inspirant fortement de Debra Satz. Plutôt que d’interpréter le travail infantile comme une catastrophe à éradiquer, l’auteure défend une approche réformiste, où le travail des enfants doit être réglementé, encadré, mais pas nécessairement interdit.
Autant des raisons pratiques que théoriques motivent le choix réformiste plutôt qu’abolitionniste. D’un point de vue théorique, l’auteure favorise une approche contextualiste, où il est nécessaire de prendre en compte les pratiques et les mœurs de chaque société. D’un point de vue pratique, il semble d’abord peu réaliste d’interdire dans tous les contextes le travail des enfants. En effet, comment surveiller tous les comportements ? Le risque de précariser de manière plus importante la condition infantile deviendrait plus grand. Les individus pourraient se mettre à cacher le travail infantile pour ne pas être pénalisés, par exemple. D’un autre côté, la réglementation du travail des enfants, plutôt que l’abolition, peut permettre d’améliorer la situation de certains enfants. En réglementant les pratiques, certains enfants pourront travailler en sécurité. Ainsi, au niveau international, il n’apparaît pas, aux yeux de l’auteure, que l’abolition du travail des enfants est la meilleure solution pour améliorer les conditions de vie de ceux-ci.
Dans le dernier texte qui constitue ce dossier, Catherine Rioux s’intéresse aux questions liées à la gestion de la santé publique. Quels soins l’État doit-il payer ? Doit-il tout payer ou, considérant que ses ressources sont limitées, doit-il en payer seulement certains ? Si cette dernière option prévaut, lesquels exactement ? L’auteure cherche, dans son article, à évaluer les réponses de Ronald Dworkin à ces questions. De manière plus précise, la position de Dworkin est celle du « prudent insurance test » (PIT), qui permet d’établir quels soins l’État devrait payer. L’auteure, en évaluant cette théorie, cherche à répondre à des critiques formulées envers Dworkin, dont celle selon laquelle elle laisserait au dépourvu les citoyens avec des maladies rares et celle selon laquelle le PIT serait une procédure paternaliste. Ce dernier élément poserait particulièrement problème pour Dworkin, car celui-ci affirme également qu’il ne faut pas prendre la voie du paternalisme. Si le PIT s’avère paternaliste, alors la théorie de Dworkin souffrirait d’incohérence. L’auteure tâche ainsi de nous montrer que ce n’est pas le cas.
L’auteure réfute la critique selon laquelle ce test laisserait de côté les citoyens avec des maladies rares, qu’il serait ainsi discriminatoire envers ces citoyens. Les individus auraient, selon l’auteure, avantage à inclure les maladies rares dans les couvertures assurantielles, car les coûts sont mutualisés. De plus, le fait que le PIT, dans la mesure où il est le résultat du choix délibéré des citoyens, n’inclut pas de protection pour les maladies rares ne vient pas attaquer directement l’égalité morale des individus. Ensuite, l’auteure montre en quoi il n’y a pas d’incohérence dans la théorie de Dworkin autour de la question du paternalisme. La critique formulée envers la théorie de Dworkin est que, alors que celui-ci cherche à fonder sa théorie sur les préférences individuelles des citoyens, il ne peut adopter une politique d’assurance santé obligatoire qu’en recourant à des mesures paternalistes. L’auteure cherche à montrer, dans la troisième section de son article, que la position de Dworkin fait preuve d’un paternalisme limité qui ne menace pas la cohérence de sa théorie. La distinction entre le paternalisme volitionnel et le paternalisme critique est d’une importance capitale pour répondre à cette critique.
En terminant, nous tenons à remercier l’équipe de rédaction de la revue Phares pour son importante collaboration à ce projet, ainsi que l’ouverture dont elle a fait preuve à propos du sujet de ce dossier. Sans cette équipe dévouée, ce projet n’aurait pu être mené à terme.
DAVID-ROCHELEAU-HOULE
PATRICK TURMEL
De la musique avant toute chose !
Ce dossier fait suite à l’événement « De la musique avant toute chose ! » qui s’est tenu le 20 mars 2012 au Théâtre de la Cité universitaire de l’Université Laval. Cet événement s’inscrit dans la série de rencontres « Performances artistiques et philosophie », organisées annuellement par la Faculté de philosophie de l’Université Laval et ses partenaires, qui visent à conjuguer in vivo différentes formes d’art actuel avec le discours philosophique tenu sur elles. Cette année, une prestation musicale du duo de jazz contemporain formé de François Houle et Benoît Delbecq était ponctuée par les réflexions de philosophes et d’un musicologue à propos de l’expérience humaine de la musique. La rencontre s’est ensuite conclue par une intéressante table ronde, animée par M. Victor Thibaudeau – doyen de la Faculté de philosophie et principal organisateur de l’événement – et réunissant les intervenants et les musiciens de l’événement, sur la notion de « grande musique ».
Un appel de textes, associé à une bourse de 250$ offerte par la Faculté de philosophie de l’Université Laval au meilleur article, fit suite à l’événement. Les textes reçus furent exceptionnellement évalués par un comité professoral, qui décerna le prix à Maxime Vachon pour son article « La “catharsis” dans la philosophie aristotélicienne ». Phares vous présente ici l’intégralité des conférences prononcées lors de la rencontre, de même que les quatre textes de spectateurs – dont trois étudiants – ayant souhaité réagir à l’événement et sa thématique.
Grégorie Dupuis-Macdonald thématise en premier lieu l’approche phénoménologique de l’œuvre d’art, et fait de l’expérience musicale un cas exemplaire. Cherchant moins à « analyser », c’est-à-dire à disséquer l’expérience esthétique dans ses composantes, qu’à lui rendre justice dans sa plénitudevécue, l’auteur propose la posture phénoménologie comme alternative aux esthétiques dites « objectiviste » et « subjectiviste ». Ce dernier propose alors l’examen de quelques unes des notions centrales de la philosophie husserlienne, telles que l’épochè, le moi transcendantal et la corrélation entre la conscience et le vécu de conscience. L’expérience esthétique – et celle de la beauté – devient une visée de la conscience, et par là le phénomène artistique, dont la musique, peut survenir comme objet de pensée tout en conservant son caractère foncièrement sensible.
En deuxième lieu, Christian Gagné cherche à déployer le thème de la musique sous-jacent au Phèdrede Platon. Ce faisant, il réintègre la musique dans la constellation d’arts inspirés par les muses, et rappelle ainsi le sens grec de mousikê. L’auteur commence par soulever la parenté que Platon avance entre le philosophe, l’amant et le musicien, par le biais de l’éloge des folies divines effectué par Socrate. Ensuite, une interprétation du mythe des cigales est proposée en prenant comme objets principaux les figures de Calliope et d’Ourania, muses respectives de la poésie épique et de l’astronomie. Ces deux muses sont posées à l’origine de l’activité philosophique, plus particulièrement dans les domaines de l’éthique et de la nature. L’auteur opère enfin un rapprochement entre la philosophie, la véritable rhétorique et la poésie bien menée, en ce qu’elles constituent trois types de discours soumis à une recherche de la vérité.
En troisième lieu, Victor Thibaudeau poursuit dans son texte la réflexion amorcée lors de la table ronde, et explore l’idée de « grande musique ». Se demandant d’abord si cette notion a un sens, l’auteur développe une analogie entre l’art musical et la cuisine, où il est admis sans difficulté que certains plats et breuvages sont plus « grands » que d’autres. Par la suite, l’auteur tente de définir la grande musique, et examine à cet effet plusieurs critères en prenant comme fil conducteur la musique du duo jazz présent lors de l’événement. Si certaines caractéristiques se révèlent essentielles à toute musique dite grande, tels le raffinement, l’enchantement qu’elle procure et le fait que son écoute soit sa propre fin, certaines autres apparaissent plutôt comme dérivées, comme sa pérennité et son caractère universalisable. Sans jamais céder au pur relativisme ou au simple goût, l’auteur tempère toutefois les critères qu’il avance et laisse une grande place tant au fait culturel qu’à l’apprentissage dans l’appréciation musicale. En ce sens, la caractérisation de la « grande musique » n’aboutit pas à l’application concrète, car aucune détermination a priori de la grande musique n’est possible. Au final, là n’est pas l’essentiel, car l’expérience musicale prévaut sur toute analyse conceptuelle.
Maxime Vachon nous propose en dernier lieu une réflexion sur la catharsis (purgation) aristotélicienne à partir des passages traitant de la musique dans le Politique. La musique, avance Aristote en ce traité, agit à la fois sur la dimension affective de l’homme, en induisant en lui certaines émotions, et sur sa dimension éthique, puisque de telles émotions disposent à certaines actions particulières. Dans une perspective éducative, il faut ainsi que les enfants apprennent à apprécier les musiques appropriées, c’est-à-dire celles qui conduisent à l’action bonne et vertueuse. Ensuite, l’auteur lie l’étude de la musique à celle du mouvement, du temps et de la sensation, ce qui l’amène à affirmer que le mouvement – en soi toujours transitoire – de la musique et la mouvance de l’intériorité de son auditeur se confondent dans l’écoute musicale. En ce sens, l’expérience de la musique est toujours extatique : elle est un mouvement qui emporte, et donc qui met continuellement hors de (ex) soi. La catharsisconsisterait alors en l’épuisement momentané de ces mouvements – qui ont des résonnances autant affectives qu’éthiques – et la mise au repos de l’âme.
JOËL BÉGIN